Quand les chiffres parlent à notre place
Prospective, indicateurs et représentation normative des territoires ruraux
La scène est familière pour quiconque fréquente les arènes de l’action publique locale. Lors d’une réunion de l’Observatoire des dynamiques rurales en Vendée, la direction départementale des services de l’Éducation nationale présente un travail démographique : baisse de la natalité, diminution du nombre d’enfants, tendance durable. Les graphiques s’enchaînent, les courbes descendent. L’exercice est qualifié de « prospective ». Les quelques élus présents écoutent. Ils pourront réagir, plus tard.
Rien de contestable, a priori, dans les chiffres présentés. Pourtant, quelque chose interroge. Non pas ce qui est dit, mais la manière dont cela est dit, et surtout ce que cette manière de dire fait à la compréhension de l’avenir et au rôle du politique.

Prospective ou simple prolongation des courbes ?
Dans la tradition française de la prospective, notamment chez Michel Godet puis Philippe Durance, la prospective ne se réduit jamais à une extrapolation des tendances. Elle vise à éclairer des futurs possibles, à identifier des bifurcations, à outiller la décision collective. Elle suppose des acteurs, des choix, des marges de manœuvre.
Or, dans la situation observée, le terme de prospective sert à désigner un exercice de prévision : prolonger les courbes démographiques existantes et en déduire des ajustements à venir. Ce glissement n’est pas qu’un abus de langage. Il traduit une manière particulière de penser l’action publique, où l’avenir apparaît comme une contrainte objective plutôt que comme un espace de délibération.
Le paradigme balistique de l’action publique
Cette approche s’inscrit dans ce que l’on peut appeler le paradigme balistique de l’action publique. L’action y est conçue comme une trajectoire : des données initiales, des tendances mesurées, des ajustements techniques. Les indicateurs font office de boussole. Le réel est supposé stable, lisible, gouvernable par les chiffres.
À l’inverse, un paradigme systémique rappelle que les territoires sont des ensembles complexes, traversés par des interactions, des effets de seuil, des décisions politiques, des stratégies locales. Dans ce cadre, les indicateurs ne disent pas la vérité du territoire : ils en proposent une lecture située, partielle, discutable.
La réunion observée relevait clairement du premier paradigme. L’incertitude (consubstantielle au second paradigme) était renvoyée au rang de « marge d’erreur » ou d’un effet de la « science inexacte » qui caractérise les statistiques effectuéses sur du » facteur humain « . Les élus étaient placés en position de réception d’un diagnostic présenté comme objectivé, laissant peu de place à une discussion sur les finalités ou sur d’autres manières d’interpréter la situation.
À partir de quand un indicateur devient-il négatif ?
C’est ici qu’une question centrale surgit : à partir de quand considère-t-on qu’un indicateur est mauvais ? Pourquoi le fait d’avoir moins d’enfants devient-il immédiatement un indicateur défavorable pour un territoire ?
La sociologie des indicateurs, notamment chez Alain Desrosières, invite à rappeler une évidence trop souvent oubliée : un indicateur n’est jamais neutre. Il est le produit de conventions, de choix politiques, de cadres administratifs. Qualifier un indicateur de « bon » ou de « mauvais », ce n’est pas décrire le réel : c’est exprimer une norme.

Dans le cas présent, la baisse de la natalité pose d’abord un problème de fonctionnement administratif : organisation de la carte scolaire, allocation des moyens, rationalisation des structures. Mais elle renvoie aussi à une représentation normative de ce qu’est un « bon territoire » : un territoire dynamique serait nécessairement un territoire en croissance démographique, jeune, extensif.
Or cette représentation est historiquement située. Elle est liée à un modèle de développement hérité des Trente Glorieuses, fondé sur la croissance continue, l’extension des services et l’augmentation des effectifs. Elle n’a rien d’universel ni d’intemporel.
À qui profite la qualification d’« indicateur défavorable » ?
La question mérite d’être posée explicitement : à qui profite le fait de qualifier la baisse du nombre d’enfants comme un indicateur négatif ? Certainement à des modes de gestion administrative qui gagnent en lisibilité et en pilotabilité. Aux institutions qui peuvent ainsi justifier des réorganisations présentées comme nécessaires, voire inéluctables.
Mais cette qualification a aussi des effets politiques plus diffus. Elle tend à disqualifier d’autres manières de penser la ruralité : des territoires moins peuplés mais plus denses socialement, moins nombreux mais autrement organisés, où la qualité des liens, des services ou de la vie locale ne se mesure pas uniquement à la taille des effectifs.
Neutraliser le politique sans intention
La thèse peut alors être formulée clairement : la confusion entre prospective et prévision contribue à neutraliser le politique. Non pas nécessairement de manière volontaire ou consciente. Il n’y a aucune raison de douter de la sincérité des acteurs en présence. Chacun était dans son rôle avec application et constance. Il s’agit plus probablement d’un effet de routines administratives et de cadres cognitifs incorporés.
En présentant l’avenir comme déjà écrit dans les courbes, on réduit l’espace du débat. Les élus ne sont plus invités à discuter des finalités, mais à accompagner des ajustements présentés comme techniques. Le futur devient un horizon subi plutôt qu’un projet discuté.
Penser autrement la ruralité
Interroger la baisse de la natalité, ce n’est pas la nier. C’est refuser qu’elle s’impose comme un verdict. Réintroduire une véritable démarche prospective supposerait de poser d’autres questions : que veut-on préserver ? Que peut-on transformer ? Quels indicateurs faudrait-il inventer pour rendre visibles d’autres dimensions des territoires ruraux ?
Autrement dit, il s’agit moins de compter les enfants que de redonner au politique sa place dans la définition de ce qui fait la valeur d’un territoire. Sans cela, les courbes continueront de parler à la place des acteurs… et l’on continuera de confondre gestion et avenir.