Innovation et Invention
Quand les structures sociales façonnent le changement technique
Penser l’innovation au-delà du déterminisme technologique
L’histoire des techniques pose une énigme fondamentale aux sciences sociales : pourquoi certaines innovations, pourtant simples et utiles, mettent-elles des décennies à s’imposer ? Qu’est ce qui différencie un flop d’un succès ? Cette question invite à une réflexion sur les rapports complexes entre technique et société, entre invention et innovation, entre possibilité matérielle et adoption sociale.
Dans cet article, nous allons explorer les mécanismes sociaux et cognitifs de l’innovation à partir de quelques cas emblématiques comme l’invention de la valise à roulettes ou l’invention de l’horloge mécanique. À travers ces cas concrets, nous verrons comment les structures sociales, les représentations collectives et les rapports de pouvoir accompagnent le changement technique.
1. La valise à roulettes : bisociation et résistance des habitus
L’histoire de la valise à roulettes constitue un cas paradigmatique des obstacles sociaux à l’innovation. Bernard Sadow brevète en 1970 une valise montée sur quatre roulettes, tirée horizontalement par une sangle…. Plusieurs milliers d’années après l’invention de la roue. Et il faudra encore attendre l’invention par Robert Plath en 1987 de la valise verticale à deux roues avec poignée télescopique rétractable (le « Rollaboard ») pour pouvoir parler de véritable succès commercial dans les années 1990. Comment expliquer ce délai alors que la roue existe depuis des millénaires et que le principe du déplacement d’objets lourds sur roulettes était parfaitement connu ?
Le processus de bisociation
Arthur Koestler, dans The Act of Creation (1964), propose le concept de bisociation pour expliquer les processus créatifs. La bisociation désigne la connexion soudaine de deux matrices de pensée jusqu’alors séparées, produisant une solution inattendue. Dans le cas de Sadow, l’idée lui serait venue en observant un ouvrier déplaçant facilement une lourde machine sur un chariot à roulettes dans un aéroport. Cette observation aurait créé une connexion entre deux domaines distincts : le transport de marchandises lourdes (domaine industriel/logistique) et le bagage personnel (domaine de la consommation privée).
Cette innovation relevait d’une évidence technique mais d’une transgression symbolique. Comme l’analyse Norbert Elias dans La civilisation des mœurs (1939), nos gestes quotidiens portent des significations sociales et morales profondes. Ainsi, porter soi-même sa valise manifestait une capacité physique, une autonomie, voire une forme de dignité masculine dans les représentations dominantes des années 1970.
L’habitus corporel et la résistance au changement
Pierre Bourdieu, dans La distinction (1979), montre que les pratiques corporelles sont de puissants marqueurs sociaux. Faire rouler sa valise était perçu comme un aveu de faiblesse, une dérogation aux normes viriles du port de charge. David Le Breton, dans Anthropologie du corps et modernité (1990), souligne que les techniques du corps sont toujours culturellement situées et engagent des représentations de la personne, du genre et de la classe sociale.
Le modèle de Sadow (horizontal, quatre roues) ne parvient pas à s’imposer tout de suite. Il faut attendre l’innovation de Plath, qui propose une valise verticale plus maniable et élégante, pour que l’adoption sociale devienne massive. Ce n’est qu’avec la transformation des normes corporelles, l’augmentation considérable du nombre de voyageurs, le vieillissement de la population voyageuse et surtout l’émergence d’une nouvelle génération moins attachée à ces codes virils que la valise à roulettes se généralise. L’innovation technique a nécessité une transformation préalable des structures sociales et des représentations collectives, ainsi qu’une évolution du dispositif lui-même pour mieux s’adapter aux usages.
Le cas de la valise à roulettes illustre comment les résistances sociales peuvent bloquer une innovation pourtant rationnelle. Mais cette question du décalage entre invention technique et adoption sociale pose un problème plus général : qu’est-ce qui fait qu’une innovation parvient (ou pas) à s’imposer ? Quels sont les mécanismes sociaux qui transforment une invention en innovation effective ? Cette interrogation nous conduit à théoriser plus généralement les processus sociaux de l’innovation au-delà du cas particulier.
2. L’innovation comme fait social total
Contrairement à une vision linéaire du progrès technique, l’anthropologie et la sociologie des techniques montrent que l’innovation est un processus social complexe, non linéaire, marqué par des controverses et des reconfigurations multiples.
De l’invention à l’innovation : le rôle des médiations sociales
Joseph Schumpeter, dans Théorie de l’évolution économique (1911), distingue invention (création d’une nouveauté technique) et innovation (adoption et diffusion sociale de cette nouveauté). Cette distinction est fondamentale : une invention peut rester lettre morte sans les conditions sociales de son adoption. Everett Rogers, dans Diffusion of Innovations (1962), montre que l’adoption suit des courbes complexes impliquant différents types d’acteurs (innovateurs, adopteurs précoces, majorité, retardataires…).
Bruno Latour et Michel Callon montrent que l’innovation résulte de la construction d’un réseau complexe et hétérogène associant humains et non-humains, intérêts techniques et sociaux. Dans Aramis ou l’amour des techniques (1992), Bruno Latour analyse l’échec d’un projet de transport innovant à Paris ( le projet Aramis). Cet échec était moins technique que social, résultant de l’incapacité à mobiliser et stabiliser suffisamment d’alliés dans la durée.
Les barrières invisibles à l’innovation
Thomas Hughes montre que toute innovation s’inscrit dans des infrastructures matérielles, des réseaux d’acteurs et des imaginaires sociaux préexistants (Networks of power, 1983). Ces systèmes exercent un « momentum » qui favorise certaines trajectoires et en exclut d’autres. Le clavier AZERTY (ou QVERTY dans les pays anglophones) en est un exemple classique : une disposition sous-optimale s’est imposée pour des raisons historiques et continue aujourd’hui encore à dominer malgré l’existence d’alternatives plus efficaces.
Cette analyse rejoint celle de Paul David sur la « path dependence » (dépendance au sentier ou plus exactement au chemin parcouru) : les choix initiaux, même arbitraires, créent des effets de verrouillage qui orientent durablement les trajectoires technologiques. L’innovation n’est donc pas affaire d’optimisation technique mais de rapports de force, de conflits d’intérêts, de compromis institutionnels et de logiques suivies.
Michel Callon, dans ses travaux sur la sociologie économique, montre que les dispositifs (notamment les théories et les outils économiques) ont des effets performatifs : ils ne se contentent pas de décrire ou de s’adapter à la réalité sociale, ils la façonnent activement. On peut étendre cette analyse aux dispositifs techniques : une innovation ne s’insère pas passivement dans un contexte social donné, elle transforme les pratiques, les représentations et les rapports sociaux. Elle produit progressivement le monde qu’elle est censée servir.
Ces mécanismes généraux (résistance des habitus, construction de réseaux socio-techniques, performativité des dispositifs…) trouvent sans doute leur illustration historique la plus significative dans l’invention de l’horloge mécanique. Cette innovation technique a non seulement transformé notre rapport au temps, mais a littéralement reconfiguré les structures mêmes de la vie sociale.
3. L’horloge mécanique : quand la technique reconfigure le temps social
L’apparition des premières horloges mécaniques en Europe occidentale à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle représente bien davantage qu’un perfectionnement technique : elle constitue, sur plusieurs siècles, une révolution dans l’organisation sociale du temps et dans les structures de la vie collective. Il ne s’agit pas d’une transformation instantanée mais d’un processus long : diffusion progressive des horloges publiques sur les tours aux XIVe-XVe siècles, puis développement des horloges mécaniques privées à partir du XVIe siècle, avec une accélération après l’invention de l’horloge à pendule par Christiaan Huygens en 1657 et une généralisation progressive aux XVIIIe-XIXe siècles, accompagnant une transformation des habitus temporels s’étalant sur l’ensemble de la période moderne et au-delà.
La construction sociale du temps
Émile Durkheim, dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912), montre que le temps n’est pas une donnée naturelle mais une catégorie sociale. Les rythmes temporels des sociétés sont organisés par les activités collectives, les rituels, les cycles de production… Lewis Mumford, dans Technique et civilisation (1934), va plus loin en affirmant que « l’horloge, non la machine à vapeur, est la machine-clé de l’âge industriel moderne ». Elle a permis la synchronisation des activités, la mesure du travail, la coordination à distance.
Edward P. Thompson, dans son article « Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism » (1967), montre comment le passage d’une conception du travail orientée vers la tâche à une conception orientée vers le temps a accompagné et permis le développement du capitalisme industriel. L’horloge a progressivement transformé le temps d’une dimension qualitative, liée aux saisons et aux activités concrètes, en une dimension quantitative, abstraite, homogène et mesurable.
Discipline temporelle et rationalisation
L’horloge constitue un dispositif disciplinaire par excellence : elle permet le découpage précis des activités, la normalisation des horaires, la mesure de la productivité, la sanction des retards… Dans les manufactures puis les usines, le temps devient un objet de gestion rationnelle, de contrôle et d’optimisation.
Norbert Elias, dans Du temps (1984), propose une analyse de la construction de la conscience temporelle moderne. Il montre que l’apparition d’instruments de mesure du temps de plus en plus précis accompagne et permet l’émergence de formes sociales plus complexes, plus différenciées, nécessitant une coordination temporelle plus fine. La ponctualité devient progressivement une vertu sociale, le retard une faute morale.
Max Weber, dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905), lie la rationalisation du temps à l’émergence d’une éthique religieuse valorisant le travail méthodique, la discipline, l’usage productif de chaque instant. L’horloge matérialise et impose cette discipline temporelle, transformant sur le long terme les habitus collectifs.
L’horloge illustre ainsi comment un dispositif technique peut avoir des effets performatifs de grande ampleur : elle n’a pas simplement permis de mesurer un temps préexistant, elle a littéralement produit une nouvelle expérience du temps, de nouveaux rapports sociaux, de nouvelles formes de domination et de contrôle. Là où la valise à roulettes s’est heurtée aux résistances des habitus corporels existants, l’horloge a réussi, par un processus historique long, à transformer en profondeur ces habitus eux-mêmes.
Vers une anthropologie critique de l’innovation
L’analyse croisée de ces quelques cas révèle plusieurs dimensions fondamentales du processus d’innovation et de changement technique.
Une innovation n’est jamais purement technique : elle engage toujours des représentations sociales, des rapports de pouvoir, des systèmes de valeurs. La valise à roulettes illustre comment les habitus corporels et les normes de genre peuvent bloquer pendant longtemps une innovation rationnelle, et comment l’évolution du dispositif lui-même (du modèle horizontal de Sadow au modèle vertical de Plath) participe à lever ces résistances. À l’inverse, l’horloge a reconfiguré en profondeur, sur plusieurs siècles, notre rapport au temps, façonnant les structures de la vie sociale moderne et imposant de nouveaux habitus collectifs.
L’innovation doit être pensée comme un processus social complexe, non linéaire, impliquant des relations multiples entre acteurs hétérogènes. Le passage de l’invention à l’innovation nécessite la construction de réseaux socio-techniques, la mobilisation d’alliés, la transformation des habitudes et des infrastructures existantes. Les dispositifs techniques ne se contentent pas de s’adapter à la réalité sociale : ils contribuent activement à la produire.
Cette perspective socio-anthropologique nous invite à dépasser le déterminisme technologique. L’histoire de la technique est toujours, simultanément, une histoire sociale. Les techniques ne s’imposent pas par leur seule efficacité intrinsèque : elles doivent trouver leur place dans des configurations sociales, s’articuler à des pratiques existantes, répondre à des besoins socialement construits, et souvent se transformer elles-mêmes dans ce processus d’adoption.
La question n’est donc jamais seulement « cette innovation est-elle techniquement possible ? » mais « quelles conditions sociales, culturelles, politiques permettront ou empêcheront son adoption ? Quelles transformations sociales cela engendrera t’il ? »
L’innovation émerge au carrefour de processus cognitifs (comme la bisociation), de structures sociales (comme les habitus et les systèmes techniques), de dispositifs matériels (comme l’horloge ou la valise à roulettes) et de rapports de pouvoir qui définissent ce qui est légitime, désirable, pensable à une époque donnée. C’est dans cette articulation complexe entre technique et social, dans ce jeu de résistances et de transformations mutuelles, que se joue véritablement le changement historique.
