Quand nos croyances fabriquent le réel
De la pensée conspirationniste à la prophétie autoréalisatrice
Le paradoxe de l’intelligence et de la crédulité
Pourquoi des personnes dont il n’y a aucune raison de douter de l’intelligence, dotées d’une capacité de raisonnement analytique développée, peuvent-elles adhérer à des théories du complot ou propager des informations manifestement fausses ? Cette question, qui pourrait sembler anecdotique, révèle en réalité des mécanismes fondamentaux de la construction sociale de la réalité. De la réification politique aux prophéties autoréalisatrices, en passant par les nudges et la propagation des fake news, c’est un même processus qui s’observe et s’explique : nos représentations mentales ne se contentent pas de refléter le monde, elles le produisent.
Nous allons explorer comment nos constructions cognitives, même les plus invraisemblables peuvent devenir réelles. Pour cela, nous allons mobiliser plusieurs traditions des sciences sociales permettant d’éclairer ce phénomène aux implications politiques considérables.
L’intelligence n’immunise pas contre l’erreur : Les ressorts cognitifs du conspirationnisme
Le mythe de la crédulité comme déficit cognitif
L’idée intuitive et largement répandue selon laquelle seules les personnes peu éduquées ou dotées d’une faible capacité de raisonnement adhéreraient aux théories du complot se heurte aux données empiriques. Comme l’a montré Karen Douglas dans ses travaux sur la psychologie sociale du conspirationnisme, la croyance aux théories du complot traverse les catégories sociales et les niveaux d’éducation (Douglas et al., 2017). Cass Sunstein et Adrian Vermeule, dans leur analyse juridico-politique des théories du complot, soulignent que ces dernières peuvent même mobiliser des formes sophistiquées de raisonnement (Sunstein & Vermeule, 2009).
Le paradoxe s’explique par la nature même du raisonnement. Dan Kahan, dans ses travaux sur la cognition culturelle, a démontré que les individus dotés d’une plus grande capacité de raisonnement analytique utilisent précisément cette capacité pour défendre leurs convictions préexistantes (Kahan, 2013). L’intelligence ne nous protège donc pas de l’erreur : elle nous rend plus habiles à justifier nos jugements biaisés.
Les biais cognitifs comme infrastructure de la croyance
Plusieurs biais cognitifs fondamentaux alimentent les croyances conspirationnistes. Le biais de confirmation, largement exploré depuis les travaux fondateurs de Peter Wason, conduit à privilégier les informations qui confortent nos hypothèses initiales. Le biais de proportionnalité identifié par Patrick Leman, nous porte à croire que les événements importants doivent avoir des causes d’ampleur équivalente : un attentat majeur « doit » résulter d’un complot complexe plutôt que d’une simple défaillance sécuritaire (Leman & Cinnirella, 2007). Enfin, la détection hyperactive d’intentionnalité, mécanisme évolutif identifié par les anthropologues cognitifs, nous prédispose à voir des intentions et des agents conscients là où n’existe peut-être que le hasard ou la conjonction de causalités impersonnelles (Boyer, 2001).
La réification : Quand des abstractions deviennent des acteurs politiques
Lorsque des croyances et des représentations collectives cessent d’être perçues comme des constructions sociales et s’imposent comme des réalités allant de soi, un basculement s’opère. Des processus complexes sont alors traités comme des entités objectives, dotées d’une existence propre. La sociologie désigne ce mécanisme sous le terme de réification.
De Marx aux constructivistes : Une généalogie du concept
La réification est un concept formalisé par Georg Lukács dans Histoire et conscience de classe (1923) à partir de la théorie marxiste du fétichisme de la marchandise. Il désigne le processus par lequel des relations sociales ou des processus historiques sont transformés en choses, en entités dotées d’une existence propre et autonome. Peter Berger et Thomas Luckmann, dans La construction sociale de la réalité (1966), ont repris et redeployé ce concept au-delà du cadre marxiste pour en faire un mécanisme général de la pensée sociale : nous avons tendance à oublier que les institutions sociales sont des productions humaines pour les traiter comme des réalités naturelles, objectives, contraignantes.
La réification comme procédé rhétorique en politique
En politique, la réification fonctionne comme un outil rhétorique redoutablement efficace. Lorsqu’un responsable politique évoque « la main invisible du marché », »les Français » »les forces de l’Histoire », « la mondialisation » ou « l’identité nationale » comme des entités agissantes, il opère une réification : des processus complexes, résultant de l’agrégation de millions d’actions individuelles et de rapports de force institutionnels, sont transformés en acteurs dotés d’intentions et de pouvoir propres.
Pierre Bourdieu a analysé comment les « forces sociales » sont constituées performativement par le discours politique qui prétend simplement les décrire (Bourdieu, 1981). Cette réification permet plusieurs opérations idéologiques : elle naturalise ce qui est construit, elle dépolitise ce qui résulte de choix, elle attribue une nécessité à ce qui relève de rapports de domination contingents.
Le conspirationnisme représente une forme paroxystique de réification : non seulement des processus sont transformés en acteurs, mais ces acteurs se voient attribuer une cohérence, une intentionnalité et une puissance quasi-totales. Le « complot mondialiste » ou les « Illuminati » fonctionnent comme des entités réifiées qui permettent de donner du sens à des phénomènes complexes en les ramenant à une causalité unique et intentionnelle.
Les fake news et l’économie de l’attention : Quand l’erreur devient rationnelle
Au-delà du modèle déficitaire de l’information
La propagation des fausses informations ne peut se comprendre uniquement comme un déficit d’information ou d’esprit critique. Les travaux de Hunt Allcott et Matthew Gentzkow sur l’économie des fake news montrent que leur propagation obéit à des logiques structurelles : dans une économie de l’attention où les plateformes numériques sont financées par la publicité, le contenu qui génère de l’engagement (partages, commentaires, réactions émotionnelles…) est économiquement favorisé, indépendamment de sa véracité (Allcott & Gentzkow, 2017).
Gordon Pennycook et David Rand ont démontré que la propagation de fausses informations résulte moins d’une défaillance du raisonnement que d’un traitement cognitif rapide et intuitif : nous partageons du contenu sur les réseaux sociaux en mode « système 1 » (pensée rapide, intuitive, émotionnelle) plutôt qu’en mode « système 2 » (pensée lente, analytique, réflexive), pour reprendre la distinction de Daniel Kahneman (Pennycook & Rand, 2019). Simplement inviter les individus à réfléchir à l’exactitude du contenu réduit significativement le partage de fausses informations.
Dans le contexte spécifique des fausses informations sur les réseaux sociaux, c’est davantage le manque d’attention que la polarisation idéologique qui explique la propagation de contenus erronés. Les deux perspectives sont complémentaires plutôt que contradictoires : le raisonnement motivé par nos convictions joue un rôle important dans la polarisation politique générale, tandis que la paresse cognitive explique mieux le partage rapide et irréfléchi de contenus sur les plateformes sociales.
Le rôle des identités sociales
La sociologie des croyances, depuis les travaux de Raymond Boudon sur l’idéologie et ceux de Dan Sperber sur la contagion des idées, nous apprend que nous adoptons des croyances non seulement parce qu’elles nous semblent vraies, mais parce qu’elles signalent notre appartenance à une communauté. Croire et propager certaines informations constitue un acte d’affiliation identitaire (Mercier, 2020). Dans cette perspective, la question « est-ce vrai ? » devient secondaire par rapport à « que dit cette croyance de mon appartenance sociale ? »
Les nudges : Exploiter l’architecture cognitive pour orienter les choix
L’économie comportementale et ses applications politiques
Richard Thaler et Cass Sunstein, dans Nudge (2008), ont théorisé comment l’architecture des choix peut orienter les décisions sans contraindre ni interdire. Un nudge (littéralement « coup de pouce ») exploite nos biais cognitifs et nos heuristiques de décision pour nous conduire vers des choix présentés comme meilleurs, tout en préservant notre liberté formelle de choisir autrement.
L’inscription par défaut aux programmes de don d’organes, la disposition des aliments dans une cantine pour favoriser les choix nutritifs, ou l’affichage de la consommation énergétique comparative pour inciter aux économies : ces dispositifs exploitent notre tendance à suivre le chemin de moindre résistance cognitive, notre sensibilité aux normes sociales, ou notre aversion aux pertes.
Nudges, réification et gouvernementalité
Les nudges révèlent une forme particulière de gouvernementalité, au sens foucaldien : gouverner non par la contrainte externe mais par l’aménagement des « environnements de choix » qui orientent les conduites. Ils exploitent les mêmes mécanismes cognitifs que ceux à l’œuvre dans la propagation des fake news ou l’adhésion aux théories du complot : biais de confirmation, heuristiques de disponibilité, effet de cadrage, influence des normes sociales.
La critique des nudges souligne leur caractère paternaliste et leur capacité à dépolitiser ce qui relève de choix collectifs en les transformant en simples problèmes d’architecture décisionnelle (Hausman & Welch, 2010). Ils opèrent une forme de réification inversée : là où le discours politique réifie des processus en acteurs, les nudges dissolvent les choix politiques en ajustements techniques de l’environnement décisionnel.
La prophétie autoréalisatrice : Quand la croyance produit sa propre vérité
Le théorème de Thomas et ses héritages
« Si les hommes définissent une situation comme réelle, elle devient réelle dans ses conséquences » : cette formule de William Isaac Thomas (Thomas & Thomas, 1928) constitue l’un des principes fondamentaux de la sociologie interactionniste. Robert K. Merton l’a développée dans son concept de prophétie autoréalisatrice : une croyance initialement fausse produit, par les comportements qu’elle suscite, les conditions de sa propre vérification (Merton, 1948).
L’exemple classique est la rumeur bancaire : la simple croyance qu’une banque est en difficulté conduit les déposants à retirer leur argent, provoquant ainsi la faillite redoutée. La prophétie autoréalisatrice révèle comment nos représentations ne se contentent pas de décrire le social : elles le performent, au sens austinien du terme.
De la réification aux effets bien réels
La prophétie autoréalisatrice représente le point d’aboutissement du processus de réification : ce qui était pure construction mentale devient réalité objective par les chaînes causales qu’elle déclenche. Les effets Pygmalion en éducation (Rosenthal & Jacobson, 1968), les paniques boursières, les émeutes déclenchées par de fausses rumeurs, ou les victoires électorales obtenues grâce à des sondages favorables qui eux-mêmes influencent le vote : autant de manifestations de ce mécanisme.
Le conspirationnisme peut lui-même générer des prophéties autoréalisatrices. Lorsque la croyance en un complot « mondialiste » conduit des acteurs politiques à adopter des politiques isolationnistes, ces politiques produisent des effets (tensions commerciales, repli national, affaiblissement des institutions internationales) qui peuvent être rétroactivement interprétés comme confirmant l’existence du « complot » qu’ils combattent.
Conclusion : Penser l’agentivité des représentations
L’articulation de ces différents phénomènes révèle une propriété fondamentale des représentations sociales : leur capacité à devenir réelles par leurs effets. Des biais cognitifs qui nous font adhérer à des théories du complot aux prophéties autoréalisatrices, en passant par la réification rhétorique et les nudges qui exploitent notre architecture mentale, c’est un même constat : nos croyances ne sont pas de simples épiphénomènes, elles sont agissantes.
Cette perspective invite à repenser la critique de l’erreur et de la désinformation. Il ne suffit pas d’opposer le vrai au faux, le rationnel à l’irrationnel, le conscient à l’inconscient. Il faut comprendre les conditions sociales et cognitives de production des croyances, les fonctions qu’elles remplissent pour les acteurs, et surtout les effets qu’elles génèrent. Une croyance fausse qui produit des effets sociaux massifs est, en un sens précis, devenue vraie.
Ce qui se joue ici touche à une question classique de la théorie sociale : le rapport entre infrastructure et superstructure, entre base matérielle et représentations. La tradition marxiste posait la détermination en dernière instance de la base économique. L’interactionnisme symbolique et le constructivisme social ont montré l’autonomie relative et l’efficacité causale des représentations. Les phénomènes contemporains de circulation des fake news, d’instrumentalisation de la réification, et de prophéties autoréalisatrices révèlent peut-être l’émergence d’un régime nouveau où les représentations, démultipliées et accélérées par les technologies numériques, acquièrent une capacité inédite à façonner le réel.
La question politique devient alors : comment préserver les conditions d’une délibération rationnelle et d’un espace public démocratique dans un contexte où la vitesse de circulation des représentations excède largement notre capacité collective à les évaluer, où les architectures algorithmiques orientent nos croyances à notre insu, et où la frontière entre le vrai et le faux s’estompe dans une logique performative où seuls comptent les effets produits ?
