Pourquoi les Français font-ils confiance à leur maire… mais plus à personne d’autre ?
Les conditions fragiles de la confiance en politique
La confiance en politique traverse une crise profonde dans toutes les démocraties occidentales et tout particulièrement en France. Selon le baromètre de la confiance politique du CEVIPOF de Sciences Po Paris (février 2024), seuls 26% des Français déclarent avoir confiance dans « la politique », un chiffre nettement inférieur à celui de l’Allemagne (47%) ou de l’Italie (39%). Cette défiance se traduit par un état d’esprit collectif marqué par la méfiance (38% des personnes interrogées), la lassitude (36%) et la morosité (26%). Un paradoxe émerge toutefois : 60% des Français font encore confiance à leur maire, seul élu à dépasser la barre des 50%, suggérant que la proximité joue un rôle déterminant dans la construction de la confiance.

La confiance comme construction relationnelle
Pierre Rosanvallon, dans Le bon gouvernement (2015), montre que la confiance politique ne relève pas d’un simple calcul rationnel mais d’une construction relationnelle complexe reposant sur trois critères démocratiques fondamentaux :
- La lisibilité qui renvoie à la clarté des décisions et leur justification publique
- la responsabilité qui renvoie à la capacité des gouvernants à rendre des comptes
- la réactivité sui mesure leur aptitude à répondre aux préoccupations citoyennes.
Selon Rosanvallon, le problème contemporain n’est plus seulement celui de la « crise de la représentation » mais celui du « mal-gouvernement » : nos régimes sont démocratiques par l’élection (démocratie d’autorisation) mais ne le sont pas dans l’exercice quotidien du pouvoir (démocratie d’exercice).
L’anthropologue Didier Fassin, dans son article fondateur « Les économies morales revisitées » (2009), souligne que la confiance se nourrit d’une cohérence perçue entre les discours, les valeurs affichées et les pratiques effectives. Son concept d’économies morales – défini comme « la production, circulation et appropriation de normes et obligations, valeurs et affects relatifs à un problème spécifique dans un temps et espace spécifiques » – permet de comprendre comment les « affaires » politiques et les promesses non tenues créent un écart destructeur entre rhétorique et action, alimentant une défiance structurelle.

Le rôle paradoxal de la proximité
Les recherches en sociologie politique révèlent un paradoxe instructif : la confiance reste substantiellement plus élevée au niveau local qu’au niveau national. Les travaux de Julian Mischi sur le pouvoir local en milieu rural, notamment son analyse des élus dans les bourgs industriels (2014), montrent que l’interconnaissance et la visibilité quotidienne des élus favorisent une confiance basée sur la preuve par l’action plutôt que sur la promesse. Cette « politique de l’ordinaire » crée des conditions où les citoyens peuvent observer directement la cohérence entre paroles et actes.
Cette observation rejoint les analyses d’Yves Sintomer, spécialiste des dispositifs participatifs et notamment des budgets participatifs. Dans Les budgets participatifs en Europe (2008), Sintomer montre comment certains mécanismes – lorsqu’ils permettent un véritable contrôle citoyen et une délibération collective – peuvent transformer les citoyens de spectateurs passifs en acteurs de la décision publique. Toutefois, il souligne que l’efficacité de ces dispositifs dépend crucialement de leur contexte : au Brésil, ce sont les classes populaires qui se les approprient ; en Europe, ce sont majoritairement les classes moyennes, reproduisant ainsi certaines inégalités politiques.
Les transformations des registres de justification
Luc Boltanski et Laurent Thévenot, dans leur ouvrage fondateur De la justification. Les économies de la grandeur (1991), ont identifié différents « mondes » ou registres de justification que les acteurs sociaux mobilisent pour légitimer leurs actions. Bien que leur analyse ne portât pas spécifiquement sur la crise actuelle de la confiance politique, on peut observer aujourd’hui une tension entre les attentes citoyennes et les pratiques gouvernementales. Les citoyens mobilisent de plus en plus des arguments relevant de la « grandeur civique » (égalité, transparence, participation horizontale) et de la « grandeur domestique » (proximité, interconnaissance), tandis que le discours politique dominant reste ancré dans la « grandeur d’État » (compétence technique, verticalité, efficacité) et la « grandeur industrielle » (expertise, performance mesurable). Ce décalage entre registres de justification contribue à l’incompréhension mutuelle et à l’érosion de la confiance.

La transformation numérique de l’espace public
Dominique Cardon, dans La démocratie Internet (2010), analyse comment le web transforme profondément l’espace public en permettant de nouvelles formes d’expression et de mobilisation citoyennes. Internet élargit considérablement le cercle des personnes pouvant s’exprimer publiquement, remettant en cause le monopole des intermédiaires traditionnels (journalistes, éditeurs, partis politiques). Cette horizontalisation de la parole publique a des effets ambivalents sur la confiance : d’un côté, elle démocratise l’accès à l’information et facilite les mobilisations citoyennes ; de l’autre, elle crée une culture du jugement immédiat où chaque décision politique fait l’objet d’un commentaire instantané, rendant la confiance plus volatile et conditionnelle. Les réseaux sociaux amplifient également les phénomènes de polarisation et de désinformation, compliquant encore la construction d’une confiance durable.
Reconstruire la confiance : pistes et limites
La littérature récente suggère plusieurs conditions pour reconstruire la confiance : transparence accrue des processus décisionnels, cohérence stricte entre discours et actes, reconnaissance publique des erreurs, et création d’espaces de délibération authentique où les citoyens participent effectivement aux choix collectifs.
Les travaux de Sandra Laugier sur la philosophie de l’ordinaire et l’éthique du care insistent sur l’importance de valoriser les savoirs citoyens et les expériences vécues comme sources légitimes d’expertise politique. Contre une vision élitiste de la compétence politique, Laugier plaide pour la reconnaissance des capacités délibératives des citoyens ordinaires et pour un dépassement de la verticalité traditionnelle du rapport gouvernants-gouvernés.
Toutefois, il convient de ne pas idéaliser les dispositifs participatifs. Comme le soulignent plusieurs études critiques, la démocratie participative présente des limites significatives : elle reste souvent consultative sans véritable pouvoir décisionnel, elle tend à être confisquée par les classes moyennes déjà engagées politiquement, elle peut se révéler coûteuse en temps et en ressources, et elle porte parfois sur des enjeux mineurs (« politique du poulailler ») détournant l’attention des décisions stratégiques. Le risque existe qu’elle serve de « gadget démocratique » légitimant des pratiques politiques inchangées plutôt que de véritable transformation du rapport au pouvoir.
Conclusion
La confiance en politique n’est ni un don ni un dû : c’est un travail permanent de construction, fragile et exigeant, qui nécessite de repenser profondément les formes d’exercice du pouvoir. Les données du CEVIPOF montrent que la défiance atteint des niveaux historiques, mais le maintien d’une confiance envers les élus locaux suggère que des voies de reconstruction existent, ancrées dans la proximité, la lisibilité et la responsabilité effectives. Entre optimisme participatif et lucidité critique, la question demeure : comment articuler démocratie représentative et aspirations participatives sans tomber ni dans l’illusion d’une démocratie directe généralisée, ni dans le cynisme d’une représentation déconnectée ? C’est à cette interrogation que nos démocraties contemporaines sont confrontées, dans un contexte où la technique ne saurait remplacer le politique, mais où le politique ne peut plus faire l’économie d’une refondation de ses pratiques.
