Quand l’État voit juste… parce qu’il ne regarde que ce qu’il a produit
Tout est parti d’une phrase, lâchée au détour d’une réunion en mairie sur la carte communale : « Il faut réduire l’extension de la zone urbanisée en fonction des besoins prévisibles de croissance de l’habitat. » Une phrase administrative, en apparence neutre, prononcée sur le ton de l’évidence par le représentant de la préfecture. Mais si, derrière cette phrase il y avait autre chose : une manière de dire le monde ?
Et si, sous couvert de rationalité environnementale, l’État ne se contentait pas d’encadrer nos choix d’aménagement mais façonnait les comportements, orientait les représentations, et ce, sans même que ses agents en aient nécessairement conscience ?
Quand la prévision devient prescription
Pour justifier cette « réduction », les services de l’État s’appuient sur les projections démographiques de l’INSEE. Ces projections reposent sur la méthode des composantes : elles simulent l’évolution future de la population à partir d’hypothèses sur la fécondité, la mortalité et les flux migratoires. Un outil statistique sophistiqué, certes, mais qui repose sur une hypothèse fondamentale : la continuité des tendances observées.
Or cette hypothèse se transforme, dans les faits, en norme d’action. Si la projection annonce une population stable, inutile d’ouvrir de nouvelles zones constructibles. Mais en limitant l’offre foncière, on empêche aussi l’installation de nouveaux habitants, ce qui confirme la stabilité supposée. Le calcul devient performatif : il produit la réalité qu’il semblait seulement anticiper.
La carte communale : décrire ou prescrire ?
La carte communale est un document d’urbanisme simplifié, approuvé par la commune et l’État. Elle définit les zones où les constructions sont autorisées et celles où elles ne le sont pas. Contrairement au PLU, elle ne planifie pas le développement, mais fixe le cadre juridique de la constructibilité. C’est à la fois un instrument technique et un outil symbolique : elle trace la frontière entre l’espace des possibles et celui des interdits.
Comme l’ont montré Lascoumes et Le Galès (2004), les instruments d’action publique ne sont jamais neutres : ils constituent des « dispositifs à la fois techniques et sociaux qui organisent des rapports sociaux spécifiques ». La carte communale en est l’exemple parfait : elle ne se contente pas d’enregistrer la réalité du territoire, elle en façonne la représentation collective. Les habitants intègrent ses règles, adaptent leurs projets, modifient leurs attentes.
Peu à peu, le droit devient culture.
Le ZAN : une nouvelle grammaire territoriale
Depuis la loi Climat et résilience du 22 août 2021, la planification territoriale s’inscrit dans un objectif clair : atteindre le zéro artificialisation nette (ZAN) à l’horizon 2050, avec un premier palier de réduction de moitié de la consommation d’espaces naturels, agricoles et forestiers d’ici 2031. Cet objectif, prolongé et ajusté par la loi du 20 juillet 2023 et plusieurs décrets (2022–2023), a redéfini le cadre de l’aménagement.
Le ZAN marque une avancée majeure : il reconnaît la valeur du sol comme ressource finie, commune, et invite à repenser le développement urbain sous l’angle de la sobriété. Mais il installe aussi un nouveau régime de rationalité, fondé sur la mesure, la traçabilité et la conformité à une trajectoire nationale.
La carte communale devient alors un maillon essentiel de cette chaîne : elle traduit localement une exigence nationale.
Ce faisant, elle transforme la sobriété foncière (principe d’équilibre et de responsabilité) en cadre de pensée structurant, à la fois juridique, technique et cognitif.
Le cercle de la légitimation
L’effet circulaire se renforce. Les projections démographiques anticipent une faible croissance. Le ZAN incite à réduire l’artificialisation. La carte communale formalise cette double contrainte. Les habitants, anticipant les refus, renoncent à leurs projets.
L’administration constate cette absence de demande et la prend pour preuve de la justesse de son diagnostic. C’est une co-production silencieuse du réel. Pierre Bourdieu a bien décrit ce processus : les catégories administratives ne se contentent pas d’enregistrer le monde social, elles contribuent à le façonner. Dans « La Misère du monde » (1993), il montre comment les dispositifs institutionnels produisent les réalités qu’ils prétendent simplement constater.
Le pouvoir ne contraint plus directement : il oriente les conduites en redéfinissant ce qui est pensable, souhaitable ou légitime. Comme l’analysait Michel Foucault, le propre du pouvoir moderne n’est pas d’interdire, mais d’agir sur le champ des actions possibles. De structurer les choix avant même qu’ils ne se présentent
Rendre le territoire lisible… et prévisible
Dans Seeing Like a State (1998), James C. Scott montre que pour gouverner, l’État doit rendre le monde “lisible” : simplifier la complexité des pratiques locales, produire des catégories homogènes, calculables, gouvernables. Le ZAN amplifie cette dynamique : il inscrit le territoire dans une trajectoire mesurable, où chaque mètre carré artificialisé devient un indicateur à suivre.
Cette exigence de lisibilité, indispensable pour coordonner l’action publique, produit aussi un effet d’uniformisation cognitive. Ce qui ne se mesure pas devient moins pensable. Et ce qui échappe à la trajectoire chiffrée tend à disparaître des discussions.
Le consensus comme produit d’un dispositif
Les élus, les techniciens et les habitants finissent par parler la même langue : “trajectoire”, “sobriété”, “consommation d’espace”, “mitage”. Cette convergence n’est pas qu’un progrès de la conscience écologique : c’est aussi l’effet d’un cadre discursif stabilisé par les instruments de l’État.
Bruno Latour l’avait bien vu : les dispositifs produisent les croyances qui assurent leur légitimité. Plus la carte communale structure les pratiques (au nom de la rationalité environnementale), plus elle paraît juste.
Et plus elle paraît juste, plus elle devient indiscutable. La boucle est bouclée.
Repenser le regard, pas l’objectif
L’enjeu n’est pas de remettre en cause la sobriété foncière. Le ZAN constitue une orientation nécessaire face à l’artificialisation massive des sols. Mais il mérite d’être observé pour ce qu’il fait aux manières de penser le territoire.
Il ne s’agit pas d’opposer écologie et développement local, mais de comprendre comment les outils transforment nos représentations : comment la contrainte environnementale devient une forme d’évidence partagée, et parfois un horizon indépassable.
Repenser la carte communale, c’est rouvrir cet espace d’interrogation. C’est redonner droit à l’expérience, aux usages, aux attachements.
C’est conjuguer sobriété et créativité territoriale en reconnaissant que l’un n’exclut pas l’autre.
En guise de conclusion
Ce jour-là, en entendant qu’il fallait « réduire l’extension de la zone urbanisée en fonction des besoins prévisibles de croissance de l’habitat », j’ai compris que le diagnostic n’était pas seulement technique : il était producteur de réalité. L’État voyait juste, non parce qu’il avait raison, mais parce qu’il regardait le monde à travers les instruments qui le façonnent.
Et peut-être est-ce là le véritable défi du ZAN : faire de la sobriété foncière un horizon de responsabilité collective, sans en faire une confiscation de l’imaginaire territorial.

Autrefois, je n’étais qu’un chasseur-cueilleur. Je ne cherchais pas un chez-moi, mais un abri temporaire.
Un endroit pour survivre, pas pour habiter. Le sol ne m’appartenait pas, il me portait. L’espace n’était pas conçu pour y vivre, mais pour y persister.
Puis, avec la sédentarisation, j’ai commencé à m’attacher. Le lieu est devenu foyer.
Le sol, territoire. L’abri, architecture. J’ai appris à vivre, non plus seulement à survivre. Mais cette tension ne m’a jamais quitté.
Derrière mes murs, mes meubles, mes routines, je sens encore ce balancement entre nécessité et confort, entre urgence et sens.
Aujourd’hui, je suis un chasseur et cueilleur des temps modernes ☘️.
Je ne traque plus le gibier, mais les ressources invisibles : les liens, les savoirs, les dépendances. Je cueille des signes, des indices, des attachements. Je ne possède pas mon territoire — je le tisse. Je vis avec lui, pas sur lui.
C’est Bruno Latour qui m’a appris à voir autrement. Pour lui, le territoire n’est pas un espace à délimiter, mais un réseau d’interdépendances. Je ne suis pas un habitant solitaire : je suis un être relié.
Mon territoire, c’est ce qui me fait tenir. Ce qui me rend responsable.
Habiter, ce n’est pas seulement occuper un lieu. C’est composer avec lui.
C’est négocier avec les matériaux, les usages, les vivants. Mon habitat devient une diplomatie entre mes désirs et mes contraintes. Une scène où je joue ma capacité à coexister.
Alors je m’interroge : sur quoi est-ce que je tiens ? Avec qui ? Quelles sont mes alliances, mes dépendances, mes responsabilités ? Mon territoire n’est pas un décor. C’est une matrice de survie, une scène de sens.
Et moi, j’y suis à la fois acteur, témoin… et chasseur-cueilleur des temps modernes.☘️